DN-MADe MENTION GRAPHISME
Design éditorial supports multiples
Lycée Argouges, Grenoble
Mémoire DN-MADe
Année 2023-2024
La mobilité sociale dans le milieu ouvrier français :
Comment la complémentarité des narrations graphiques mène à conscientiser des mécanismes sociaux ?
Antoine Seyler
Sommaire
1. Un héritage politique et militant
1.a. Genèse de nouvelles problématiques sociales : naissance de l’identité ouvrière
1.b. Mise en place d’une organisation sociale idéalisée
2. Être un ouvrier en France aujourd’hui
2.a. Contexte économique : état des lieux
2.b. Évolution et tendance actuelle
2.c. Mobilisations ouvrières : entre tradition et innovation
3. Mécaniques sociales et trajectoires de classes
3.a. Reproduction sociale et maintien des inégalités
3.b. Mobilité sociale : exception et obstacles
3.c. Outils du designer au service de la conscientisation sociale
Glossaire
Sources : Larousse, CNRTL, Livi
Ascenseur social
Étymologie : du latin mobilitias, mobilité, facilité à se mouvoir, agilité.
La mobilité sociale désigne le changement de position sociale d’une personne par rapport à celle de ses parents (mobilité sociale intergénérationnelle) ou au cours de sa vie (intragénérationnelle). C’est un concept sociologique qui analyse la circulation des individus entre les différentes positions de l’échelle sociale.
La position sociale est, en général, établie à partir du statut professionnel. En France, la nomenclature des catégories socioprofessionnelles est définie par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE).
Capitalisme
(libéral ou de libre échange, concurrentiel). Mode de production basé sur la libre concurrence des entreprises. Capitalisme monopoliste ou financier. Système économique qui se caractérise par une forte concentration des entreprises, où quelques firmes dominantes cessent toute concurrence et forment des trusts ou monopoles.
Communisme
Doctrine sociale qui prône la mise en commun des biens, la suppression de la propriété individuelle.
Organisation sociale conçue par Marx comme le stade ultime de l’évolution sociale activée par la lutte du prolétariat et devant aboutir à une société sans classes, sans propriété privée, sans exploitation de l’homme par l’homme, les biens étant distribués à chacun selon ses besoins.
Désindustrialisation
Réduction du nombre des emplois dans le secteur industriel d’un pays ; réduction du secteur de l’industrie en regard des autres secteurs. (La désindustrialisation peut avoir pour cause un fort taux de progrès technique dans les processus de production ou la délocalisation des activités de production vers les pays à bas salaires.)
Lutte des classes
Dans la tradition marxiste, désigne l’opposition qui existe entre classes sociales du fait des conditions de production et de répartition de la valeur produite par les travailleurs.
Alternatives économiques : la lutte des classes est une expression qui désigne les tensions dans une société hiérarchisée et divisée en classes sociales, chacune luttant pour sa situation sociale et économique, et un modèle théorique qui explique les enjeux de cet affrontement.
Mérite
Valeur morale procédant de l’effort de quelqu’un qui surmonte des difficultés par sens du devoir et par aspiration au bien. Caractère de celui ou de ce qui est digne d’une appréciation avantageuse par ses qualités morales ou intellectuelles et qui rend une personne plus ou moins digne d’éloges ou de reproches.
Méritocratie
Système dans lequel le mérite détermine la hiérarchie.
Etymologie : de mérite et kratos, pouvoir, autorité.
La méritocratie est un système politique, social et économique où les privilèges et le pouvoir sont obtenus par le mérite. Celui-ci est fondé sur la reconnaissance de la valeur par les diplômes, l’expérience, les qualités, les vertus... La méritocratie a pour fondement l’égalité des chances, la liberté individuelle et la reconnaissance de la « réussite ».
Militantisme
Qui cherche par l’action à faire triompher ses idées, ses opinions ; qui défend activement une cause, une personne. Qui milite dans une organisation, un parti, un syndicat, qui agit pour faire reconnaître ses idées, pour les faire triompher.
Ouvrier
Travailleur, travailleuse qui exécute pour le compte d’autrui, moyennant salaire, un travail manuel (dans un atelier, une mine, une manufacture, une usine, une exploitation agricole).
Prolétaire
Personne qui ne possède pour vivre que les revenus que lui procure une activité salariée manuelle, et dont le niveau de vie, par rapport à l’ensemble du groupe social, est bas ; p.ext., travailleur manuel de la grande industrie.
Travailleur appartenant à la classe sociale ne possédant pas les moyens de production et qui doit pour vivre vendre sa force de travail pour laquelle il perçoit un salaire et par laquelle il crée de la plus-value. (marxisme)
REPRODUCTION SOCIALE
On appelle reproduction sociale le phénomène sociologique qui conduit à la transmission des positions sociales, des façons d’agir ou de penser, d’une génération à une autre, dans une certaine proportion, du fait d’une faible mobilité sociale.
Synonyme : immobilisme social intergénérationnel.
Socialisme
Ensemble de doctrines inspirées par des sentiments humanitaires, fondées sur une analyse critique des mécanismes économiques et parfois du statut politique de l’État, ayant pour objectif la transformation de la société dans un sens plus égalitaire. Régime économique où l’état est propriétaire des principaux moyens de production et d’échange.
Syndicat professionnel
Association constituée par les membres d’une même profession, de professions similaires ou connexes, ou de professions différentes relevant de la même branche d’activité, en vue d’étudier et de défendre les droits, les intérêts matériels et moraux communs à cette profession, à cette branche d’activité (relations au sein du travail, représentation auprès des pouvoirs publics, etc.).
Transclasse
Il y a quelques années, la philosophe Chantal Jaquet a forgé un concept pour le dire : le « transclasse ». « Celui qui passe d’une classe sociale à l’autre », explique-t-elle. Un mot qu’elle préfère à la notion d’ascension sociale, « qui suppose qu’être médecin est forcément mieux qu’être ouvrier », comme à celle de « transfuge de classe », qui sent le traître : « Pourquoi devrait-on s’excuser de ne pas être resté dans la misère avec les « siens » ? » Le mot de transclasse, adaptation du concept anglo-saxon de class-passing, désigne aussi bien l’enfant d’ouvrier devenu grand bourgeois que le fils du juge établi à l’usine. Il se veut neutre.
(Sonya Faure, Libération, 5 septembre 2018)
Trajectoire sociale
En sciences humaines et sociales, on appelle trajectoire la suite des positions sociales occupées par un individu durant sa vie ou une partie de sa vie.
Abstract
In France, the working class has undergone profound transformations, shifting from a dominant social force during industrialization to a marginalized position in today’s economy. This synthesis explores the social determinants shaping the worker’s identity over time, and highlights the current social dynamics of the labor force, and its representation. It exposes the challenges posed by globalization, automation, and job insecurity, while also shedding light on opportunities for reinvention through social transition and reindustrialization. The analysis ultimately seeks to understand the functioning of the social mechanisms which perpetuate social reproduction, and the difficulties of evolution of a class and its identity in a non stopping, evolving modern society.
Préambule
Le choix de ce sujet découle de plusieurs expériences personnelles. Je suis tout d’abord moi-même issu d’un milieu populaire, et me sens donc à l’aise et légitime de parler de ce type de classe sociale. Avant de commencer mes études, j’ai évolué pendant 5 ans dans le monde professionnel, sans autre qualification que mon bac L, l’emploi non qualifié m’est donc familier. J’ai notamment travaillé pendant deux années comme ouvrier dans une tannerie1. Ces années furent l’occasion de côtoyer des individus aux trajectoires complexes et variées, et aux récits marquants. Ce fût également l’occasion de découvrir un monde où la notion forte de collectif est à mettre en relation avec une grande diversité de profiles, pour lesquels la mobilité sociale est un sujet sous-jacent : jamais abordé comme tel, mais inhérent à de nombreuses problématiques.
Mon intérêt pour la question de la mobilité sociale se précise au même moment, avec la découverte des travaux de Chantal Jaquet. Son ouvrage Les Transclasses, ou la non-reproduction2 explore et décortique des trajectoires sociales qui franchissent les frontières des classes, et offre des clés de lecture du fonctionnement de notre société. C’est donc, à la croisée de mon vécu et d’une analyse théorique, qu’émerge la volonté de mettre en lumière ces mécanismes sociaux qui conditionnent les parcours individuels, et de m’intéresser au rapport entretenu entre le groupe et l’individu.
Introduction
La place de l’ouvrier dans la société française a, depuis la naissance de sa classe, connu de profondes mutations. Symbole d’une époque où la production manufacturière constituait le cœur de l’économie, il représentait, au XXe siècle, une majorité de la population active avant de voir progressivement son importance décliner, sous l’effet de la tertiarisation, de la mondialisation ou encore des progrès technologiques. Pourtant, loin de disparaître, cette classe demeure une figure centrale de l’économie et des débats sociaux en France, représentant toujours aujourd’hui autour de 6 millions d’individus.
En observant l’évolution des conditions de travail, et du statut de l’ouvrier, c’est une réalité complexe qui se dessine, où cohabitent des divisions internes : entre tradition et modernité ; entre fragmentation et unité. Face aux tensions générées par ces transformations, le monde ouvrier continue de se mobiliser pour défendre ses droits, tout en se réinventant face aux enjeux contemporains.
Il est donc question de comprendre les mutations du statut ouvrier en France aujourd’hui, puis de prendre du recul pour rendre compte des mécanismes sociaux à l’œuvre : définir les freins et les leviers de la mobilité sociale, interroger les dynamiques de reproduction. Enfin, le questionnement porte sur la manière dont le design graphique peut contribuer à vulgariser ces enjeux, à sensibiliser le public à la complexité du monde ouvrier et à permettre de prendre conscience des logiques sous-jacentes qui façonnent notre société.
Afin de se demander comment le design graphique peut aider à rendre compte de ces mécanismes sociaux, il sera d’abord question de retracer l’histoire de l’identité ouvrière française, pour en déduire les idéaux, les luttes et les problématiques sociales. Ensuite, il s’agira d’établir un état des lieux contemporain, ainsi que de s’intéresser à la manière dont ce milieu tend à évoluer. Enfin, l’accent sera mis sur les phénomènes sociaux à l’œuvre, étudiés sous l’angle de la mobilité sociale, pour finir par des propositions de traitement du sujet par le design.
Afin de comprendre les tenants et aboutissants des problématiques sociales actuelles à l’œuvre en France, il est nécessaire de bien saisir leurs origines. En nous concentrant sur le milieu ouvrier, il paraît essentiel de remonter jusqu’à la naissance de cette classe : les premières vagues d’industrialisation.
Ces dernières s’organisent en Europe, tout d’abord en Grande-Bretagne, dès la fin du XVIIIe siècle, avec la première révolution industrielle, rendue possible par des innovations techniques. L’avènement des machines à vapeur et du chemin de fer, qui bouleversent les conditions de commerce, de circulation des produits et des matériaux comme des individus, participent grandement au développement prolifique de ce que l’on appelle désormais l’industrie.
En France, au tournant du XIXe siècle, alors que la majeure partie de la population du pays vit encore de la terre, et est donc rurale, se développent dans et autour des villes, des usines de textile, des forges, des usines de papier ou encore des mines. Ces sites modèlent un nouveau type de travailleur : l’ouvrier. L’artisanat est donc parallèlement mis à mal : les petits ateliers, au travail plus onéreux, son déloyalement concurrencés par les sites de production de masse. Dans un soucis autant esthétique et qualitatif que social, certaines tentatives, dont celle de William Morris3 au Royaume-Uni, vise à revaloriser le travail de l’artisan, et donc le statut du travailleur, en le réorganisant en guildes, s’inspirant d’un système historique datant du Moyen Âge. Ce mode de fonctionnement restera cependant éphémère et fugace à l’échelle de l’industrie, tant la concurrence se développe de manière exponentielle.
L’ouvrier est caractérisé comme un individu offrant sa force de travail seule contre un salaire. Karl Marx4 le définit comme un travailleur n’ayant en sa possession ni le capital, ni le moyen de production. Dans le cadre du fordisme5, alors nouveau modèle de production de référence, il exécute des tâches répétitives, ne nécessitant aucune qualification, menant à la déshumanisation du travail. L’activité est peu régulée, et encore moins épanouissante : il n’est pas abusif de parler d’exploitation ou d’aliénation par le travail tant les conditions sont pénibles. Liés sous la tutelle du patronat, dont les ouvriers sont dépendants, les petits ateliers laissent progressivement place à des fabriques de plus en plus imposantes, regroupant des hommes, mais aussi des femmes et des enfants. Les doubles emplois à la ferme se raréfient, au profit de travaux intégralement rassemblés sur un même site, autour de la figure emblématique de l’usine : un espace vaste et spectaculaire, clairement distinguable et impactant sur le paysage, à l’intérieur duquel règne la discipline et le contrôle permanent. L’ampleur grandissante de ces usines, le fait qu’elles emploient de plus en plus, mène à l’homogénéisation progressive des conditions de vie. Le regroupement dans les fabriques d’une grande quantité d’individus, qui partagent une communauté de condition et de destin, contribue donc à l’émergence d’un sentiment d’appartenance à un groupe, sentiment à la base de toute volonté de structuration.
La naissance de cette nouvelle classe ouvrière constitue donc une réelle révolution sociale. L’impact est évidemment démographique, car les premières vagues d’exode rural s’observent : les masses populaires les plus démunies quittent les campagnes pour rejoindre les pôles d’activités industrielles, afin de travailler, au plus proche des villes. Les conditions de vie ne sont, pour cette nouvelle classe, pas meilleures tant les quartiers et les logements sont insalubres. Pour autant, cette période de mutation, floue autant d’un point de vue sociale qu’économique, est tout de même fantasmée. Un éloge de la modernité transcende la société, et cette ambivalence brumeuse entre misère et modernité est par exemple très bien illustrée par les peintres du mouvement impressionniste, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ces notions se retrouvent notamment dans la représentation de la gare Saint Lazare de Claude Monet, Arrivée d’un train, de 18776 (fig. 1). Les corps, vêtus de blouses bleues, vêtement du travailleur, se confondent avec la fumée de la locomotive à vapeur, dans un décor de hall de gare aux structures métalliques monumentales et froides, sur un sol battu et tassé par et pour l’activité industrielle. Ce tableau propose une vision poétique idéalisée du progrès technique, mais l’ambiance, froide, nébuleuse, laisse place dans son flou, à la perspective masquée d’une condition humaine malmenée.
En outre, une certaine fierté ouvrière existe également. Elle est le fruit d’une complémentarité entre la fierté de faire partie d’une organisation dépassant l’individu, et celle d’un apport personnel remarquable. Elle peut s’exprimer à travers plusieurs dimensions, étroitement liées. Tout d’abord esthétique, avec le plaisir de voir un travail bien fait et soigné, et dont la finalité s’observe à un moment donné. Ensuite, ludique et pratique, quand une complémentarité efficace des travaux est partagée avec ses collègues, et qu’il est question de garantir un meilleur fonctionnement de la structure, créer une cohésion. L’aspect social est donc également essentiel, en pensant à l’impact positif de son travail sur celui de ses collègues, sur le produit final que détiendra le client, et finalement sur l’image du groupe. Enfin, cette fierté est également constituée d’un aspect revendicatif, l’individu espérant une reconnaissance, notamment financière, d’un ouvrage bien effectué. Cependant, dans les faits, les cadences imposées, les décisions déconnectées des réalités du terrain et l’organisation du travail empêchent souvent cet idéal, rendant le métier plus difficile sur les plans physique et psychologique.
C’est donc dans cette aire de transformation économique et sociale, quelque peu chaotique, que l’identité ouvrière trouve sa source. Ces situations engendrent des réflexions quant à l’administration de cette classe, afin de réguler et faire valoir ses droits. L’organisation paraît là comme une nécessité évidente à l’émancipation de cette masse populaire.
Dans le région lyonnaise, les révoltes des canuts dans les années 1830, montrent déjà un mouvement d’unification et une prise de conscience de la force du nombre. Or, ces démarches restent largement désorganisées d’un point de vue légal, bien que des coopératives ouvrières, scindées par métiers, existent déjà. C’est dans cette première moitié du XIXe siècle que naît la pensée socialiste. Le terme vient encore une fois d’Angleterre, s’opposant à la perte de lien social, la déshumanisation engendrée par l’industrialisation des masses, ainsi que la misère ouvrière. Dans un premier temps, les idées seront essentiellement utopiques, et formulées par une bourgeoisie ou une aristocratie éclairée. C’est par exemple le cas du manifeste paru en 1843 Union ouvrière de Flora Tristan7, prônant déjà une nécessité d’union du prolétariat dans sa globalité, et une organisation et régulation générale du travail. Pour que ces idées aient un réel impact, il faudra attendre que les allemands Karl Marx et Friedrich Engels initient une démarche plus politique, notamment avec le Manifeste du parti communiste8. Cette analyse scientifique de la société industrielle permet de mettre réellement en place un courant de pensée socialiste ayant une répercussion dans toute l’Europe. Le rôle de l’état dans la gestion économique et sociale y est primordial. Il s’agit de créer une société unie, lisser le rapport de force instauré par le capitalisme libéral, qui confronte l’ouvrier « libre » à un patronat tout aussi libre, mais indubitablement plus puissant.
En France, de nombreux soulèvements populaires, tel que la Révolution de février, en 1848, menant à la nationalisation des chemins de fer par exemple, ou la Commune de Paris, en 1871, considérée par Marx comme la premier vrai soulèvement moderne d’un prolétariat uni contre la bourgeoisie, dépeignent un climat de tension sociale. Cette société hiérarchisée et conscientisée se voit donc théâtre d’affronts idéologiques, basés sur une distinction claire de différentes classes sociales, défendant chacune leur situation.
Pour une réelle évolution significative dans la vie ouvrière, il faudra malgré tout attendre la fin du XIXe siècle, avec notamment la loi Waldeck-Rousseau de 1884, qui constitue un repère historique important. Certes, avant cela, des regroupements existent et mènent à des actions, mais leur existence légale est discutable. Cette loi, autorisant la création de syndicats (autant salariaux que patronaux), marque l’institutionnalisation de la lutte des classes dans le milieu de l’entreprise, lieu où se cristallisent les tensions.
En effet, la situation française, bien que plutôt agitée d’un point de vue militant, met du temps à évoluer. Les fondements idéologiques arrivent des pays de l’Est de l’Europe, et se développent particulièrement dans la première moitié du XXe siècle, notamment avec le régime communiste de Lénine9 en URSS. Dans l’idée, le système se veut institué par et pour la classe populaire, la masse ouvrière représentant une part très importante de la population dans les pays portés vers l’industrie. Il s’agirait de donner le pouvoir au peuple, en l’éduquant, ce qui lui permettrai de lui-même se gérer, et peser dans les institutions étatiques. Le Club ouvrier d’Alexandre Rodtchenko10 (fig. 2), artiste et designer soviétique, illustre bien les idéaux de cette période. Cette proposition d’organisation de l’espace est mise en place dans le cadre de l’Exposition Universelle de Paris de 1925. Il s’agit d’une pièce intégralement agencée d’un mobilier adaptable à de nombreux environnements. L’objectif est de donner au travailleur un lieu propice à l’auto-éducation, à l’accès à la culture, créant une coupure avec son temps de travail. Cet espace dédié aux ouvriers, vise à permettre dans des conditions optimales, la lecture, l’information, la discussion collégiale ou encore le divertissement intellectuel tel que le jeu d’échecs. Inscrit dans le cadre du constructivisme, le mobilier épouse des formes simples, géométriques, compatibles avec une production de masse : il doit être pratique et accessible à tous. L’ouvrier est là au cœur des préoccupations, et son émancipation culturelle est vue comme la pierre angulaire de son bien-être. L’aliénation par le travail, la pénibilité et la déshumanisation sont alors des faits bien intégrés, que Rodtchenko cherche à contrer.
L’influence provient également beaucoup d’Allemagne, grâce aux théoriciens Karl Marx et Friedrich Engels notamment, qui développent et politisent la pensée socialiste, l’amenant au cœur du débat social. John Heartfield, artiste militant allemand, participe grandement au développement d’une imagerie de la lutte des classes. En 1916, avec son frère Wieland Herzflede, il fonde la maison d’édition Malik-Verlag11, en vue de publier des ouvrages d’auteurs socialistes censurés. Dans une société industrielle politisée, l’espace publique devient un lieu d’exposition et de propagation des idées par des biais graphiques. S’inscrivant dans le mouvement Dada, Heartfield expérimente surtout le photomontage et le collage, et utilise notamment beaucoup l’affiche comme support, en vue d’une popularisation de l’accès à la pensée. En militant acerbe, ses productions sont agressives et activistes. Les affiches, 5 Finger hat die Hand12 de 1928 (fig. 3), s’inscrivent dans le cadre des élections législatives, lors desquelles il fait la propagande de « la liste 5 », celle du KPD, le parti communiste allemand. L’idée de prise de pouvoir populaire, par cette main de travailleur salie se projetant et semblant jaillir de l’affiche, est très impactante. Sur un autre visuel, des personnalités politiques d’opposition sont mises en scène, pendues à des numéros « 5 ». Le poète français Aragon, autre représentant du dadaïsme, ira jusqu’à qualifier Heartfield de « prototype de l’artiste antifasciste ». En effet, si une telle véhémence peut aisément être assimilée à de la haine, c’est bien que dans les faits, le climat politique européen est fortement bipôlarisé : la réalité industrielle promeut en parallèle un développement exponentiel du capitalisme et du libéralisme, qui profite à des élites pour lesquelles une société d’équité sociale n’est pas souhaitable.
Au fil du XXe siècle, cette scission persiste et traverse les deux guerres, suite auxquelles, dans l’urgence de rebâtir, les mouvements migratoires prennent de l’ampleur. Ces flux, ainsi que la répartition du pouvoir et des richesses divisent les masses. Le rapport entre l’immigration et la lutte des classes est très représentatif de la scission populaire de cette période, et persiste toujours aujourd’hui à scinder les groupes sociaux. Sofia Aouani, enseignante-chercheuse en sociologie à l’ENS Paris développe notamment ces thèmes dans sa thèse, soulignant ici la situation ambivalente de ces travailleurs fraîchement arrivés sur le territoire, et dont l’introduction est souvent complexe :
« Il y a eu beaucoup d’accusations à l’encontre des travailleurs [immigrés] auxquels on reprochait de trop se soumettre à la direction, aux employeurs, mais aussi parce que les immigrés sont dans des situations où ils sont la variable d’ajustement. À la moindre contestation, ce sont eux qui sautent. Ils sont donc contraints, à être dans la subordination, à accepter la domination. Ensuite, il y a tout de même des mouvements politiques chez les immigrés, tel que les travailleurs sans papiers, très présents à la fin des années 1990, début des années 2000. »
Par la suite, l’évolution de l’histoire de la lutte des classes se heurte au XXe siècle à l’émergence de régimes totalitaires. Ce contexte, marqué par les deux guerres mondiales, laisse peu de place au militantisme, mais le développement de régimes démocratiques socialistes après 1945 est espoir de changement. Porté par les mouvements sociaux, l’exemple de l’instauration du SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti) en France, en 1950, marque une évolution dans le cadre du travail en général. En effet, les terrains de lutte ont déjà tendance à se rejoindre. Étant donné que, dès les années 1970, le pays fait face à une désindustrialisation, le poids de la masse ouvrière se révèle de plus en plus faible, alors qu’à cause de la crise de l’emploi, sa situation se retrouve au contraire de plus en plus impactée. Les inégalités persistent donc à se reproduire, et le combat des ouvriers se mêle progressivement à d’autres revendications.
Mai 68 constitue l’exemple parfait de cette convergence des luttes. Cette révolte, avant tout étudiante, se veut globale et milite pour l’amélioration des conditions de vie de toutes les classes défavorisées. L’ouvrier est donc bel et bien concerné, tel que le montre une des affiches produites au sein de l’Atelier populaire (fig. 4), un laboratoire graphique réunissant les étudiants parisiens des Arts Déco et des Beaux-Arts, dans lequel des milliers d’affiches seront imprimées. Les fronts de lutte sont multiples, et dépassent les revendications salariales pour créer une lutte plus globale : égalité des sexes, lutte contre les discriminations raciales, droit à l’éducation ou encore accès équitable à l’emploi. Dans ce contexte d’effervescence militante, l’idée de convergence des luttes prend tout son sens : il ne s’agit plus seulement de défendre une classe, mais de remettre en question un système reproduisant les inégalités. Parmi ces étudiants se trouvent les futurs membres de Grapus, les graphistes et auteurs Pierre Bernard, Gérard Paris-Clavel et François Miehe. Le collectif, actif des années 1970 à 1990, va marquer la lutte sociale par une esthétique très libre et expérimentale, en mettant l’accent sur l’accessibilité tout en se démarquant radicalement des formes de communications au service d’une société capitaliste, impulsant la notion de « graphisme d’utilité publique ». Leurs travaux constituent donc une part importante de l’identité de la lutte des classes, toujours influente aujourd’hui.
Cette influence se remarque encore aujourd’hui dans le travail de Sébastien Marchal par exemple. Il est possible de retrouver son travail, accompagné de Marie Maroilleau, dans l’initiative Formes de lutte lancée en 2024 en union contre la droitisation du pouvoir. Son affiche Lutte des classes, mode d’emploi (fig. 5), de 2019, s’inscrit également dans cette volonté de graphisme populaire. Il met des visuels, dont celui-ci, à disposition du grand public, pour qu’il se l’approprie. Le propos se veut synthétisé et didactique, simple à appréhender : la lutte des classes par la grève généralisée se veut à portée de main, la porte de sortie (utopique) à toute forme d’organisation régie par le « capital ».
Cependant, l’utilisation par Marchal de termes parfois complexes, nécessitant une certaine connaissance du sujet, peut poser la question de la limite de l’appropriation de ce genre de visuel. Cette rétrospective historique soulève donc une question cruciale : quelle est la réalité du monde ouvrier en France aujourd’hui ?
La place de l’ouvrier, en France, a donc profondément évolué depuis l’industrialisation. Au début du XXe siècle, il représentait une part majoritaire de la population active (fig. 6), or, leur proportion a considérablement diminué, essentiellement à cause de la tertiairisation de l’économie, ainsi que la délocalisation des usines dans des pays aux coûts de production moindres. Selon l’Insee, les ouvriers représentent environ 25 % de la population active en 2006, contre seulement 19 % en 2021, illustrant un déclin de cette population.
Les conditions de travail ont quant à elles, également beaucoup évolué. Une majeure partie des tâches manuelles répétitives et non qualifiées ont été automatisées, grâce aux progrès technologiques, limitant le facteur humain sur la chaîne de production. La mondialisation a également participé à la régression de ce genre d’emplois, délocalisés dans les pays émergents où la main d’œuvre est bien moins chère. Michael Sandel, dans La Tyrannie du mérite13 paru en 2021, va plus loin et montre que cette globalisation des marchés, participe autrement à l’accentuation de la fracture sociale, détachant les dirigeants des emprises locales.
« Ceux qui ont profité de l’abondance économique des marchés globaux, des chaînes de distribution et des flux de capitaux ont, dans le même temps, renoncé à compter sur leurs concitoyens producteurs et consommateurs. Leurs perspectives économiques et leurs identités se sont détachées de leurs communautés locales ou nationales. En s’éloignant des perdants, les gagnants de la globalisation ont inventé leur propre mode de distanciation sociale. »
Nombre des emplois restants nécessitent donc une certaine technicité, et ne sont plus forcément si accessibles. Parallèlement, cette précarisation de l’emploi ouvrier se reflète dans la banalisation des contrats courts ainsi que des emplois intérimaires14, rendant l’accès à la stabilité salariale est de plus en plus complexe. Cette dévalorisation du statut ouvrier tend également à effriter le sentiment d’unité d’une classe ouvrière, divisée entre intérimaires et employés, et distanciés par des machines. Divisée, il s’agit donc également d’une masse plus malléable, une classe plus facile à manipuler pour le patronat. Il est notamment bien plus compliqué de se syndicaliser si l’emploi est instable. Le film documentaire paru en 2024 On n’est pas nos parents15, de Matteo Severi, Madeleine Guediguian et Sarah Cousin, mettant en relation des images d’archives de la grève PSA Citroën de 1982 avec des images de la grève de 2012, sur le même site industriel d’Aulnay-sous-bois, illustre très bien cette évolution, et met en avant un autre aspect essentiel au tableau du monde ouvrier actuel : l’importance des populations immigrées. Ce facteur est là encore prétexte à la division et au contrôle, tel que développé lors de l’entretien avec la sociologue Sofia Aouani (Annexes, entretien n°1)
Ces initiatives de mise en lumière du monde ouvrier français sont rares : les opérateurs apparaissent rarement dans les discours publics ou médiatiques, sinon pour évoquer des crises sociales ou économiques. Cette marginalisation symbolique contribue à un sentiment d’abandon et de dévalorisation, renforcé par la diminution des structures collectives comme les syndicats. Cette absence de reconnaissance publique, malgré une place toujours essentielle dans l’économie du pays, accentue les fractures sociales et alimente un isolement culturel. Certains artistes, tel que le réalisateur grenoblois Jérémie Lamouroux, participent tout de même à la lutte contre l’invisibilisation de cette classe. Dans le moyen-métrage De nos mains16, il montre, surtout dans la seconde partie du film, les manipulations spectaculaires à l’œuvre au sein de ces sites renfermés sur eux-mêmes que sont les usines françaises. Par un traitement minimaliste et brut, il souligne la poésie complexe à l’œuvre au sein d’enceintes industrielles à l’aspect extérieur mystérieux, mais rendu anodin par l’inscription usuelle de ces bâtiments dans le paysage.
Malgré cette situation difficile, l’ouvrier reste un acteur clé dans l’économie française, représentant tout de même plus de 5,3 millions d’individus en 2023 selon l’Insee. Il a d’une part un rôle essentiel dans la production des biens qui touchent à des secteurs non délocalisables, comme le bâtiment, l’agroalimentaire ou l’entretien des infrastructures. D’autre part, il reste primordial pour certaines entités, qui jouissent de l’image du « made in France17 » comme gage de qualité. Il continue donc d’incarner une figure symbolique, celle d’une classe laborieuse, dont la présence et les revendications continuent de nourrir le débat social. Il serait donc intéressant, par la suite, de se demander comment tend à évoluer concrètement ce statut.
En France, le statut et les conditions de travail des ouvriers continuent d’évoluer dans ce contexte de mutations économiques, technologiques et sociétales majeures. Les métiers ouvriers sont redéfinis par l’automatisation ou la complexification des outils. D’un côté, les postes peu qualifiés sont raréfiés et précarisés ; de l’autre, des emplois de techniciens nécessitent des études afin de développer un panel de compétences pointues, ce qui tend à écarter ces individus là, de ce qui peut être perçu comme « la communauté ouvrière », aux vues de son héritage historique prolétaire.
Cette mutation est, entre autres, liée à la crise de l’emploi. Malgré la réduction des postes, et notamment à cause de la pénibilité, les entreprises peinent à recruter. C’est donc un recours massif à l’intérim qui s’observe, créant une situation instable. La nécessité de repenser la formation et la qualification des travailleurs est donc soulevée. Envisager une montée en compétences des générations futures pourrait donc, non seulement répondre aux besoins du marché, mais aussi contribuer à une revalorisation des métiers de l’usine et à une meilleure reconnaissance. Un phénomène de réindustrialisation national existe également depuis quelques années. La relocalisation d’usines peut également se montrer porteur d’une amélioration de la reconnaissance de l’ouvrier, par la confiance en la valeur du savoir-faire local.
Dans les discours publiques, la sécurité est l’un des fers de lance pour l’amélioration de la condition ouvrière. L’INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité) participe fortement à la diffusion d’images allant en ce sens. Bernard Chadebec, ayant travaillé pour l’organisation de 1965 à 2005, fait figure de proue dans la production graphique de ce qui est donné à voir à l’ouvrier dans son cadre de travail. Avec du recul, ses productions montrent un visage ambivalent. L’exemple de l’affiche Choisir une protection adaptée18 (fig. 7), de 1971 est représentatif. Sorti de son contexte, cette production révèle un rapport paternaliste entre l’ouvrier et ses supérieurs. Le langage graphique simple et coloré fait appel à un univers naïf, en total décalage avec la dureté du terrain. Cette manière de s’adresser à l’ouvrier pourrait être perçu comme une insulte ou une provocation à la fierté ouvrière. Chadebec s’en défend en qualifiant lui-même ses productions « d’intrus sympathiques ». On comprend alors mieux les choix graphiques, qui ont l’avantage de rendre l’affiche audacieusement visible. La communication par l’image, légère, avenante, permet une compréhension aisée du message, dans un monde ouvrier où l’analphabétisme existe toujours.
Cette attention portée sur la prévention semble tout de même porter ses fruits. Selon l’Insee, en 2021, les ouvriers cumuleraient 40 accidents du travail signalés par million d’heures travaillées, un chiffre qui tend, au fil des décennies, à se rapprocher de la moyenne de l’ensemble des professions françaises, dont le taux d’évolution stagne entre 33 et 34. Le port obligatoire des EPI, la mise en place de dispositifs tel que des circuits piétons, de grilles de sécurité ou encore l’isolement des zones de traitement des substances dangereuses participent à cette amélioration.
Des efforts de modernisation sont également faits dans le sens du bien-être ouvrier. On observe indéniablement, à l’échelle des dernières décennies, une évolution positive du confort de l’ouvrier au travail. Le design d’industrie vise à optimiser les postes, les rendre ergonomiques en minimisant les déplacements, ou encore la manipulation de charges lourdes.
Ces aménagements sont cependant souvent perçus comme déconnectés de la réalité du terrain. Les mesures prises par les concepteurs sont parfois éloignées des préoccupations du quotidien de l’ouvrier. En réalité, se cachent bien souvent sous ces innovations, une volonté d’augmentation de la productivité plus qu’un soucis du bien-être individuel. L’ouvrage Le design du travail en action, de François Pellerin et Marie-Laure Cahier présente une analyse comparative de nombreuses usines françaises contemporaines, et de leurs différents modèles d’évolution. Les auteurs de l’étude mettent en garde quant à la numérisation abusive des chaines de production automatisées ou l’utilisation des IA entre autre. Sous prétexte de simplification, il est souvent question, à long terme, de déshumanisation ou de suppression de postes : ils mettent en garde quant à ce qu’ils appellent le « taylorisme numérique ».
Cette tendance illustre la fracture persistante entre les échelons hiérarchiques, et le manque de communication, ce qui ne fait qu’accentuer l’incompréhension mutuelle. Cela rend difficile la conceptualisation et l’implantation de solutions réellement adaptées. Ces mesures hypothétiques se voudraient d’ailleurs agir à une échelle sociale bien plus large que celle du cadre restreint de l’enceinte de l’usine.
Hors les murs, des actions existent néanmoins. Des initiatives culturelles visent à sensibiliser le grand public aux réalités du monde ouvrier. C’est par exemple le cas du film Au boulot19, de François Ruffin et Gilles Perret, sorti en novembre 2024. Le biais humoristique, la création d’images cocasses permet d’apporter avec légèreté le thème de la fracture sociale entre le prolétariat et les classes supérieures au sein des débats.
Les sites industriels sont parfois eux-même investis. Le projet du Musée du Monde en Mouvement20 instauré par Stefan Shankland s’inscrit dans cette démarche de valorisation d’un patrimoine humain et matériel en perte de reconnaissance, et pourtant essentiels au fonctionnement de notre société. Il a notamment invité les graphistes du collectif Super Terrain à réaliser une série d’affiches (fig. 8), afin d’attirer le regard sur ce site ; une usine de traitement des déchets à Ivry-sur-Seine. L’objectif est de faire part, via une perception artistique et poétique, du mouvement latent de ce lieu, alors en pleine mutation, à toutes les échelles. Il s’agit de montrer que c’est un lieu qui vit, s’adapte à l’air du temps, et est structurellement essentiel à la société. Il permet en l’occurrence le traitement des déchets d’une grande partie du Sud de la capitale, mais son existence était pourtant jusque là occulté.
Par ailleurs, les discours politique qui entourent la classe ouvrière restent ambivalents. D’un côté, le modèle du « self-made man »21 est souvent mis en avant pour illustrer des parcours de réussite individuelle. Ce discours sert cependant surtout à masquer la pérennité de la reproduction sociale, arrangeant bien la situation des élites. Portée par des idéaux méritocratiques, cette rhétorique tend à ignorer les obstacles structurels qui freinent l’ascension sociale des prolétaires : les ressources à disposition ne sont en aucun point les mêmes. Les débats récents sur les « travailleurs essentiels » suite à la pandémie de la Covid-19, ont permis de raviver l’intérêt pour certaines classes délaissées, et bien que ces discussions aient offert une visibilité ponctuelle, elles peinent toujours à se traduire par des mesures concrètes. Ce décalage entre les réalités vécues, et le récit qui est fait de ces trajectoires renforce un sentiment d’abandon, et nourrit un climat de tension sociale.
Face aux tensions sociales croissantes, les stratégies de défense du droit des travailleurs sont multiples. Les formes que prennent les réponses à ce climat sont variées, elles oscillent entre l’héritage d’une tradition militante toujours présente, et une capacité nouvelle à se réinventer pour faire face aux problématiques actuelles.
La grève reste donc un moyen privilégié : c’est un levier d’action à l’impact directe, un outil incontournables pour exprimer des revendications. La parution en 2014 de la bande dessinée Lip22 de Laurent Galadon illustre à la fois l’aspect historique et contemporain. Elle raisonne avec l’actualité, avec par exemple la grève actuelle de l’usine Watts Industry de Hautvillers-Ouville, mais par son aspect historique, elle illustre également un état d’esprit traditionnel ouvrier, de défense et d’attachement à son emploi, motivé par un sentiment de fierté persistant.
L’importance de ces grèves reste forte médiatiquement, mais une régression du nombre de gréviste, s’observe tout de même, surtout sur les sites conséquents. La grève de PSA Citroën de 2012, décrite dans le documentaire On n’est pas nos parents23, ne compte par exemple que 300 grévistes environ, alors que la fermeture prévue du site d’Aunlay-sous-bois implique le licenciement de plus de 3 500 personnes. Cet engagement relativement faible peut s’expliquer par plusieurs facteurs. D’une part, le manque d’unité des ouvriers au sein d’une même usine : plusieurs communautés s’observent mais ne dialoguent pas forcément, et à cela s’ajoutent tous les contrats courts, qui craignent des répercussions sur leur emploi. D’autre part, un sentiment d’impuissance face à des décisions perçues comme inéluctables dans le contexte économique contemporain pousse au fatalisme et donc à l’essoufflement des mouvements collectifs.
La manifestation fait également office de moyen de revendication privilégié. Le 1er mai, fête du travail, journée des revendications salariales et syndicales, est prétexte historique au ralliement du prolétariat. Réunissant chaque année des milliers de travailleurs dans toute la France, ces manifestations témoignent d’une réelle force de mobilisation. Malgré tout, cet aspect est à nuancer, en effet, une participation globale relativement faible s’observe sur ces dernières années (fig. 9). Cependant, un regain d’intérêt très récent est constaté. D’après les chiffres de la CGT, l’effectif passe, dans le cadre d’une mobilisation exceptionnelle, de 210 000 manifestants en 2022 à 2,3 millions en 2023. Cet exemple montre donc bien qu’en France, la tradition de mobilisation directe perdure dans les luttes contemporaines.
De nouveaux modèles voient également le jour, comme l’émergence des SCOP (Société Coopérative de Production) et SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif). Ces organisations constituent une reprise du pouvoir économique des employés, une réponse constructive face à la précarité du monde ouvrier. Il s’agit de permettre aux travailleurs de reprendre le contrôle sur leur outil de travail, et ainsi favoriser une gestion démocratique de l’entreprise, ainsi qu’une répartition équitable des ressources engendrées. La récente reprise de l’usine Duralex, célèbre verrier français, par ses salariés s’inscrit dans cette mouvance. En devenant une SCOP, ce sont les employés de l’entreprise qui deviennent associés majoritaires, et se partagent donc le pouvoir décisionnel. Bien que ces cas soient encore marginaux, ils démontrent que l’innovation sociale peut émaner d’une solidarité entre employés, et d’une volonté persistante des travailleurs de reprendre le contrôle sur leurs conditions de travail.
Ces différentes formes de mobilisation témoignent des dynamiques complexes qui animent encore le militantisme ouvrier. Si elles traduisent une volonté persistante de défendre les droits des travailleurs tout en s’adaptant aux enjeux actuels, elles révèlent aussi la complexité du maintient d’une unité collective face à un monde du travail en perpétuelle mutation. La conscience de cette tension entre classes sociales ne suffit cependant pas à dépasser les déterminismes sociaux qui façonnent les trajectoires sociales, qu’elles soient individuelles ou collectives. C’est en se penchant sur les mécanismes de reproduction sociale à l’œuvre, que s’ouvre une autre perspective de compréhension des dynamiques sociétales actuelles.
La reproduction sociale est une notion développée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron au courant des années 1960, ils publient notamment La Reproduction24 en 1970. Cette notion est essentielle afin de comprendre pourquoi, malgré des politiques publiques d’égalisation des chances, les inégalités sociales persistent. En effet, selon une étude du Céreq publiée en mai 2024, Origine sociale, diplôme et insertion : la force des liens25, les enfants diplômés de bac+5 dont les deux parents sont cadres sont 78 % à être cadres eux-même, contre seulement 60 % des enfants issus de familles à dominante ouvrière (fig. 10). L’étude montre également qu’en affinant les critères avec les domaines de formation et la nature précise du diplôme, une personne issue d’une famille ouvrière a toujours environ deux fois moins de chances de devenir cadre, à diplôme égal, qu’une personne dont les parents le sont ou l’ont été.
Cette reproduction s’explique notamment par l’habitus, concept clé dans l’œuvre de Bourdieu, qu’il popularise largement en France. Ce concept désigne l’ensemble des dispositions durables, intériorisées dès l’enfance, qui guident les actions et perceptions des individus en fonction de leur classe sociale d’origine. Pour l’ouvrier, comme pour toute autre classe, cet habitus est profondément marqué par des codes, des valeurs et des pratiques spécifiques qui le conditionnent tout au long de sa vie. Bourdieu le définit notamment ainsi dans Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action26, Paris, Seuil, 1994, p. 23. :
« Une des fonctions de la notion d’habitus est de rendre compte de l’unité de style qui unit les pratiques et les biens d’un agent singulier ou d’une classe d’agents . […] L’habitus est ce principe générateur et unificateur qui retraduit les caractéristiques intrinsèques et relationnelles d’une position en un style de vie unitaire, c’est-à-dire un ensemble unitaire de choix de personnes, de biens, de pratiques. »
Cet ensemble de codes intériorisés définissent un comportement social. En ce sens, l’identité ouvrière, par le comportement des individus qui la composent, est fortement ancrée dans des représentations collectives. Les parents inculquent à leurs enfants cet habitus, car c’est simplement leur façon de vivre et de percevoir la société. Cette intériorisation joue un rôle central dans le processus de reproduction car elle incarne l’intégration dès la naissance des structures sociales, via des pratiques et perceptions quotidiennes. Ce processus commence dès l’enfance, influencé tout d’abord par le milieu familial, puis scolaire et social. Il définit d’entrée de jeu une position dans la société. Dans le cadre de l’ouvrier, cet habitus est empreint d’une inégalité d’accès aux ressources, et se traduit par une internalisation des inégalités et une définition limitée des perspectives, entraînant une forme d’acceptation de sa place dans la hiérarchie sociale. L’habitus renforce donc la reproduction des structures sociétales existantes car il ancre les individus dans des trajectoires sociales. Il n’est en effet pas rare, d’entendre auprès d’ouvriers interrogés, tel que dans le documentaire 21 jours à l’usine27, d’Alexandra Alévêque, émaner un sentiment de « ce n’est pas pour nous ça », quand il s’agit d’envisager des perspectives d’évolution culturelle, professionnelles ou sociales. Ce sentiment d’illégitimité, parfois traduit par du désintérêt, se retrouve également dans l’ouvrage Moloch28, de Michael Matthys. Cet ouvrage, au style sombre et nébuleux, montre de manière morcelée et poétique, comme hachés par le bruit des machines, des fragments de discussions. Un échange entre un étudiant voulant réaliser une bande dessinée, suite à son expérience en tant que travailleur saisonnier dans cette usine, et des ouvriers employés sur ce site. La confrontation du regard porté sur le même lieu, vécu d’une manière très similaires mais paradoxalement aussi, très étrangère, amène à des phrases tel que « Qu’est-ce que ça peut leur foutre ce que tu respires tous les jours ! […] Sauf qu’ici c’est Cockerill-Sambre ! » (fig. 11), illustrant la dichotomie entre la conscience d’un état, son acceptation résiliée, mais aussi une certaine forme de fierté.
Malgré une reproduction sociale toujours à l’œuvre, un certain nombre d’individus parviennent à s’émanciper de cette règle générale. Ils sont parfois même, dans les discours publiques, utilisés à titre d’exemple pour venter l’efficacité d’instances tel que le système éducatif en tant que vecteur d’ascension et d’équité sociale. Or, l’étude très actuelle du Céreq Origine sociale, diplôme et insertion : la force des liens29, montre bien que les progrès sont minimes, voir inexistants.
En effet, ces parcours hors du commun sont à étudier avec des pincettes, car leurs trajectoires restent exceptionnelles. Certes, la mobilité sociale existe, mais est-elle aussi peu liée au déterminisme30 ? C’est la question que se pose Chantal Jaquet dans son ouvrage Les transclasses ou la non reproduction31, paru en 2014. La mobilité sociale est en effet un phénomène plutôt rare, et dont les rouages sociaux s’observent également. Chantal Jaquet s’efforce dans ses travaux à mettre en évidence les leviers activés dans les cas de ces contre-exemples à la règle de Bourdieu. Elle observe qu’en réalité, certes, l’ambition personnelle joue un rôle, mais minime face à des rencontres, qui régissent en général les bifurcations de ces trajectoires. Le rôle d’instances sociales tel que la famille ou l’école ne sont en aucun cas absents de ces observations, mais sont plutôt de simples cadres de rencontres entre individus, où tout se joue au final via leurs affects. Ce terme, instauré par Spinoza au XVIIe siècle, est réutilisé par Chantal Jaquet pour définir les variations du pouvoir d’agir d’un individu selon ses rencontres, en d’autres termes, il est question de la conscientisation de sa capacité d’agir, via la fréquentation d’autrui. Cet autrui, s’avère donc clé en ce que son habitus soit fortement différent. Or, si l’affect est le principal levier de mobilité, la reproduction sociale agissant comme règle générale, les individus, amenés à essentiellement fréquenter des personnes ayant un habitus similaires, ont peu de chances d’entreprendre une déviation de leur trajectoire sociale, ce qui empêche la mise en place d’une mobilité systématique.
Un autre obstacle réside dans les effets secondaires de la mobilité sociale. Ceux qui sont amenés à quitter une classe ouvrière peuvent rencontrer des difficultés d’adaptation. Il n’est pas rare d’observer un sentiment de désorientation, suite à la perte des valeurs véhiculées par l’identité ouvrière, qui agissaient comme des repères sociaux. Cela s’observe chez les transclasses, qui après avoir eu accès à un statut plus élevé, ou même après avoir été déclassés32 socialement, se retrouvent déstabilisés par une rupture avec leur passé. Le cas de Didier Eribon, illustre bien cette différence culturelle, et l’exprime dans Retour à Reims33, une autobiographie parue en 2009, dans laquelle il retrace et analyse avec du recul, sa trajectoire sociale de transclasse. Il quitte une famille ouvrière de province, pour devenir un homme de lettres (critique littéraire, sociologue, philosophe) renommé dans le milieu intellectuel parisien. Dans son ouvrage, il met en lumière ces fractures sociales, mais aussi le rattachement à une classe d’origine, alors que suite au décès de son père, il décide de retourner vivre plus proche de sa famille, et proposer une analyse socio-historique de son ressenti personnel. Il y met également en évidence les difficultés d’acceptations que les individus des classes supérieures peuvent avoir auprès des parvenus. En effet, un individu ayant accédé à une classe supérieure, pourra éprouver des difficultés à s’intégrer, à cause d’un habitus différent, pouvant être mal perçu, car appartenant à une classe plus populaire, plus « basse », et à laquelle moins de valeur est en général accordé. D’autre part, un sentiment de trahison peut être développé envers sa classe d’origine, rendant la trajectoire sociale du transclasse hybride, comme en tension entre deux classes. L’entretien n°2 en annexe, avec Dany Sakka-Amini, doctorant en sociologie à l’Université Aix-Marseille, traite notamment de la question du rapport entre la sociologie et la psychologie dans l’étude de cas où le ressenti personnel a un tel intérêt.
La question de la volonté de quitter une classe sociale est donc à mettre en relation directe avec celle de l’attachement à un groupe sociale d’origine. Paul Pasquali, sociologue ayant étudié la question des mobilités sociales dans le contexte des grands lycées parisiens, observe cette dichotomie. Il parle ici34 des élèves issus de classes populaires présents dans ce genre d’établissement :
« Leur rapport à l’avenir oscille entre un espoir de principe, fondé sur leurs succès scolaires antérieurs et entretenu par les encouragements de leurs proches (avec cette formule récurrente : « On ne se fait pas de souci pour toi, tu vas réussir ») ou de leurs enseignants, et l’anticipation mi-fataliste mi-réaliste d’un « retour à la case départ », basé sur les estimations pratiques de leurs chances d’ascension d’après les situations réellement offertes à leur entourage social immédiat (fratrie, pairs, voisins, parents, etc.). »
Ce dilemme entre désir de mobilité et retour à un milieu d’origine est au cœur des trajectoires de nombreux transclasses. Il souligne notamment l’attachement à la classe d’origine, une forme de fidélité, à mettre en relation avec le fait que ce que l’on pourrait qualifier « d’ascension sociale » ne se fait pas sans heurts. Une rupture symbolique et pratique avec un environnement social et culturel connu est souvent impliquée, mais paradoxalement, cet environnement demeure porteur de confort et de sécurité. Ce « confort » n’est pas forcément synonyme de bien-être matériel, mais de stabilité sociale et psychologique : en restant dans un cadre lui étant familier, l’individu évite la confrontation avec les violences sociales, l’isolement ou le rejet auxquels il pourrait être exposé en changeant de cercle. Ainsi, la reproduction sociale peut également apparaître comme un mécanisme de protection. L’individu reproduisant un schéma bien connu, grâce à son habitus, ses pratiques et ses valeurs héritées, échappe à des situations dans lesquelles il pourrait se trouver en difficulté car il n’y aurait pas été préparé.
Le choix de ce confort, n’est donc pas nécessairement conscient, mais peut être vu comme une réponse aux violences symboliques que pourrait induire la mobilité sociale. La déconnexion avec un milieu d’origine, la perte de ses repères culturels, de son réseau, peut entraîner des fractures identitaires. Dans cette optique, l’habitus joue un rôle crucial de maintient des individus dans des trajectoires qui, bien que limitantes, leur assurent une certaine forme d’aisance sociale, même dans des contextes parfois précaires. L’individu n’aspire donc bien souvent pas à quitter sa classe d’origine, car celle-ci, bien qu’imparfaite et insatisfaisante à plusieurs égards, est perçue comme plus prévisible et familière.
Cette tension entre attachement et désir de mobilité est un thème social latent, où un équilibre entre confort social et matériel est souvent fantasmé, mais faisant finalement peu l’objet de récits. Le rap français présente cependant quelques exemples de conscientisation et d’expression de ces trajectoires. À titre d’exemple de récit contemporain, le morceau « Magnifique » de Ben PLG35, illustre très bien cette ambivalence. Il exprime sa situation, la dualité entre sa réussite commerciale le détachant d’un milieu d’origine modeste.
« A la base se lever pour un SMIC c’est une fierté [...] Je peux plus faire demi tour je me sens cerné, là c’est le prolétariat avec de l’attitude [...]
Le psy y fout le seum, viens voir deux minutes en bas on va te montrer que c’est que dans la tête la douleur. [...] Bientôt on se casse d’ici bas, [...] le ciel est toujours gris mais on y revient vite parce que c’est magnifique »
Le texte met en lumière à la fois une fierté quant aux origines sociales, et la difficulté de s’en affranchir, dans un environnement où la violence sociale et économique est omniprésente. Le morceau dévoile les contradictions internes d’un individu qui, tout en cherchant à s’élever, éprouve des résistances à se séparer de son milieu d’origine, par peur de perdre une part de son identité et de ce qui a fait sa réussite, celle là même qui l’extirpe de sa condition.
Dans un monde où les inégalités sociales persistent et mobilisent un constant intérêt sous-jacent, le design joue un rôle de témoignage. Le travail de Michael Matthys avec Moloch36 tend à donner de la visibilité à une industrie souvent méconnue du grand public, tout en en dépeignant l’atmosphère par une vision artistique. Ce type d’initiative est essentiel à la mise sur la table d’un débat social. Or, ce qui fait la force, mais aussi la faiblesse de la portée de ce genre d’objet, c’est qu’il est destiné à un public qui n’est pas familier du milieu industriel. Il remplit donc sa fonction première, rendre visible, mais n’affecte pas directement l’ouvrier lui-même.
Cependant, le design peut également devenir une voie pour conscientiser et rendre plus tangibles les mécanismes qui régissent notre société. L’objectif n’est pas seulement d’informer de ces enjeux de justice sociale, mais de rendre compte de l’inscription de l’usager dans ce mécanisme. Pauline Ayoudj par exemple, en concevant en 2020 l’outil de médiation Parcours37 (fig. 12), aide des jeunes exilés en France à obtenir le statut de mineur accompagné. Cet outil de médiation prend la forme de papiers administratifs simplifiés, essentiellement graphiques, faciles à comprendre pour un jeune public ne maîtrisant pas forcément la langue. Tout d’abord, la facilitation graphique n’est pas qu’au service du jeune usager, mais est aussi utile à l’agent administratif. En effet, le support est envisagé comme évolutif : des étapes peuvent être cochées, entourées pour être mises en avant, des espaces sont laissés pour annoter des précisions. Il sert donc également à fluidifier la communication. Ensuite, cet outil sert surtout à comprendre le cadre légal dans lequel ces jeunes s’inscrivent, et le niveau auquel ils se trouvent dans cette machination administrative. L’objectif n’est pas simplement de les guider, mais de leur donner les outils permettant une indépendance de mouvement, au sein de ce parcours légal, et une compréhension de leur situation. Ce travail peut être mis en relation avec la mobilité social car il traite également de la compréhension de la place de l’individu au sein de rouages complexes.
Dans le cadre de la mobilité sociale, une des difficultés réside dans le fait qu’il s’agit de dynamiques intangibles, à la représentation complexe. Une imagerie traditionnelle de la lutte des classes pourrait paraître appropriée, mais inscrirait dans un cadre militant un fait social très fort, qu’il est plus approprié de vulgariser en vue de la populariser, que de présenter en phénomène à combattre. Se proposer en opposition à ce mécanisme paraît incongru tant il est inhérent à l’organisation sociale humaine. Cependant, une perspective de design fiction pourrait être intéressante pour ouvrir le débat sur cet aspect fondamental de l’équité sociale, en nourrissant la prise de décisions futures. L’atelier de co-création proposé en 2013 par le collectif américain Design Extrapolation, intitulé 99¢ Futures38 (fig. 13) vise par exemple à explorer un futur probable via la création d’artefacts qui pourraient meubler un quotidien futur. En créant une supérette fictive, le collectif brasse large et s’intéresse à de nombreuses facettes de la société de consommation, mais pas seulement, en imaginant par exemple des nouveaux moyens de paiement ou de remboursement. Cette perspective pourrait être intéressante dans le cadre de l’usine, en explorant par exemple la documentation donnée à l’employé, son badge ou son vêtement de travail par exemple, et comment ces derniers pourraient évoluer selon les perspectives d’avenir choisies.
Conclusion
Pour conclure, cette étude des dynamiques sociales, notamment de la reproduction au sein de la classe ouvrière française a permis, dans un premier temps de définir quelles sont les limites, poreuses, de ce groupe social. Son passé, sur lequel une identité forte s’est construite, est riche de luttes, de politisation et d’idéaux de justice sociale. Les revendications sont liées à l’amélioration des conditions de travail, la reconnaissance ou encore l’égalité des droits. Cependant, un contexte socio-économique évoluant de manière instable soumet le monde ouvrier à une constante mutation. Aujourd’hui, la classe ouvrière à tendance à être moins visible dans le débat publique. L’industrie française étant moins importante qu’elle a pu l’être il y à quelques dizaines d’années, son poids économique est donc sensiblement plus faible. De plus, une convergence des luttes sociales s’observe, ralliant les revendications ouvrières à d’autres fronts tel que la question du genre, ou de l’immigration par exemple, face à des inégalités systémiques et généralisées.
Dans le contexte actuel, la situation socio-économique des ouvriers reste marquée par une certaine précarité, surtout quant à la mobilité sociale : l’accès à la stabilité est complexe, et les opportunités d’évolution sont rares. Ces évolutions ne font qu’accentuer la nécessité de comprendre les mécanismes sociaux qui façonnent ces trajectoires.
Au cœur de ces dynamiques, la reproduction sociale agit comme une force perpétuant les inégalités de génération en génération. L’influence des origines sociales et des institutions est essentielle dans les parcours individuels, pour les individus qui reproduisent un schéma, aussi bien que pour ceux qui s’en extirpent. Ces situations là, plus exceptionnelles, sont en revanche révélatrices d’autres enjeux individuels liés à un décalage social, marqué par des tensions identitaires. La conscientisation de ces mécanismes, bien souvent internalisés mais rarement formulés, paraît essentielle à la compréhension des leviers d’action sur la mobilité sociale.
C’est sur ce terrain que le design graphique peut intervenir de manière significative, en rendant visible la complexité de ces réalités sociales. Plusieurs moyens sont envisageables, tout d’abord par la mise à disposition de témoignages. Ensuite, la facilitation graphique également, pour envisager la société comme un mécanisme, pourrait permettre de fluidifier la compréhension des dynamiques sociales, et la manière dont les individus s’y inscrivent. Enfin, une autre possibilité réside dans l’exploration de futurs plus ou moins probables, à travers le design fiction, confronter des artefacts ou des scénarios d’usage factices à l’usager pour faire émerger les enjeux de la mobilité sociale. Il ne s’agit donc pas simplement d’informer, mais d’impliquer et de permettre une prise de conscience, qui au cas par cas, pourrait éventuellement ouvrir la voie à une inflexion sur certaines trajectoire sociale.
Annexes
Entretiens
Bibliographie
Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, puf (2014)
Michael Sandel, La Tyrannie du mérite, Albin Michel (Paris, 2021), traduction de Astrid von Busekist
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La Reproduction, les éditions de Minuit (Paris, 1970)
Didier Eribon, Retour à Reims, Fayard (Paris, 2009)
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https://medium.com/la-boussole-des-designers/design-spéculatif-723064b1ba04
https://extrapolationfactory.com/99-Futures
Remerciements
Je tiens à remercier toutes les personnes qui m’ont accompagné tout au long de la réalisation de ce travail.
Le corps professoral, notamment Audray Balland, Jérôme Bedelet, Noémie Kukielczynski et Silvère Collet, pour leurs retours constructifs et leurs apports techniques, qui m’ont permis d’approfondir ma réflexion et de mener à bien cette étude.
Les professionnels que j’ai eu l’opportunité d’interviewer : les sociologues Nathalie Bosse, Sofia Aouani et Dany Sakka Amini pour m’avoir aiguillé pour mes recherches, et dont l’expertise a grandement enrichi ma compréhension du sujet.
Raphaël Frey, mon relecteur, pour sa rigueur et sa lecture attentive de ce travail, qui a été d’une aide précieuse dans la finalisation de cette note de synthèse.
Enfin, je tiens à remercier mes camarades de classe pour leurs échanges enrichissants et leur soutien technique tout au long de cette écriture.
1 Tannerie Haas, site de BARR 67140. Usine de cuir du groupe Chanel.
2 Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, puf (Paris, 2014)
3 William Morris et Philip Webb, Red House (Bexleyheath, 1859)
4 Théoricien allemand du XIXe siècle, coauteur du Manifeste du parti communiste avec Friedrich Engels (1948), il a posé les fondements du mouvement socialiste et ouvrier.
5 Mode d’organisation industriel du travail à la chaîne.
6 Claude Monet, La gare Saint-Lazare : arrivée d’un train (1877), huile sur toile, 81,9 × 101 cm, Fogg Art Museum, Cambridge
7 Flora Tristan, Union ouvrière, Prévot (Paris, 1843)
8 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste (Londres, 1848)
9 Premier dirigeant de la Russie soviétique (de 1917 à 1924) en tant que régime communiste, premier régime de la sorte de l’histoire.
10 Alexandre Rodtchenko, Club ouvrier (Paris, 1925)
11 Maison d’édition destinée à l’édition d’ouvrages d’art avant-gardiste, de politique, d’esthétique et de littérature communiste (Berlin, 1916 - 1947)
12 John Heartfield, 5 Finger hat die Hand (1928), série d’affiches, 96,5 x 68,6 cm
13 Michael Sandel, La Tyrannie du mérite, Albin Michel (Paris, 2021), traduction de Astrid von Busekist
14 Emplois à la mission, temporaires
15 Matteo Severi, Madeleine Guediguian et Sarah Cousin, On n’est pas nos parents (2024), 88 minutes
16 Jérémie Lamouroux, De nos mains (2017), 45 minutes
17 (anglais) Fabriqué en France
18 Bernard Chadebec, Choisir une protection adapté (1971), affiche, 81 x 61 cm
19 François Ruffin, Gilles Perret, Au boulot (2024), 84 minutes
20 Stefan Shankland, Musée du Monde en Mouvement (2015-2025), institution fictive, inscrite dans la démarche HQAC* (« Haute Qualité Artistique et Culturelle »), label visant à valoriser esthétiquement, matériellement et socialement les ressources issues des zones urbaines en transformation.
21 (anglais) Personne qui est l’artisan de sa propre réussite
22 Laurent Galandon, Lip, Dargaud (Paris, 2014)
23 Matteo Severi, Madeleine Guediguian et Sarah Cousin, On n’est pas nos parents (2024), 88 minutes
24 Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, La Reproduction, les éditions de Minuit (Paris, 1970)
25 Dabet Gaëlle, Epiphane Dominique, Personnaz Elsa, Origine sociale : diplôme et insertion, la force des liens, Céreq (2024)
26 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil, (Paris, 1994)
27 Alexandra Alévêque, 21 jours à l’usine (2012), 62 minutes
28 Michael Matthys, Moloch, FRMK (2003)
29 Dabet Gaëlle, Epiphane Dominique, Personnaz Elsa, Origine sociale : diplôme et insertion, la force des liens, Céreq (2024)
30 Doctrine philosophique suivant laquelle tous les évènements, et en particulier les actions humaines, sont liés et déterminés par la chaîne des évènements antérieurs.
31 Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, puf (Paris, 2014)
32 Le déclassement désigne en sociologie le fait de dévier de trajectoire sociale vers un rang social inférieur au milieu dont on est issu (dans la hiérarchie sociale formelle)
33 Didier Eribon, Retour à Reims, Fayard (Paris, 2009)
34 Paul Pasquali, Les enfants de « l’ouverture sociale », injep, (Paris, 2009), page 118.
35 Ben PLG, « Magnifique », dans « Réalité rap musique vol.3 » (2022), produit par Paul Stein et Lucci’
36 Michael Matthys, Moloch, FRMK (2003)
37 Pauline Ayoudj, Parcours (2020)
38 Design Extrapolation, 99¢ Futures (2013)